Poveglia, l’île de tous les fantasmes

Dans Petites virées un billet écrit par Christine le 14 février 2023

La lagune de Venise compte plus d’une centaine d’îles. Il y a les grands classiques, Venise bien sûr, Burano, Murano ou Torcello mais d’autres sont totalement oubliées du grand public. A quelques kilomètres de la Place Saint-Marc où se pressent les touristes du monde entier, se trouve une île très particulière, inhabitée et pratiquement interdite au public.

Une fois n’est pas coutume, je ne vais pas vous parler immédiatement du sujet de ce billet. J’aimerais beaucoup qu’avant de poursuivre votre lecture, vous vous plongiez, sans a priori, dans les images en noir et blanc ci-dessous (cliquez sur la première et faites défiler). Que vous suggèrent-elles, quelle histoire vous racontent-elles? N’hésitez pas à partager votre ressenti en commentaire, ça me ferait très plaisir de le connaître. Alors vous jouez le jeu ?

Mes impressions en noir & blanc

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Quelque part dans la lagune, un éclat de la Sérénissime, abandonné depuis des lustres,

Face au tumulte de la ville, un silence assourdissant,

Un monde à part, où la nature a repris ses droits sans toutefois effacer totalement les stigmates d’une histoire douloureuse,

Le temps qui passe a refermé ses bras noueux sur les âmes à jamais perdues. Réminiscence d’un monde fantasmé ou résurgence d’un passé effrayant?

Existe-t-elle vraiment?

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Une histoire trouble

De loin, l’île paraît idyllique. A quelques encablures à l’ouest du Lido, elle présente sur 7 hectares un immense parc verdoyant et une bâtisse qui, retapée, pourrait prendre des allures de château. Mais ne vous fiez pas aux apparences. Abandonnée depuis 1968, Poveglia, serait l’île la plus hantée du monde. Légende ou réalité? Je vais tenter de démêler le faux du vrai, car le moins que l’on puisse dire c’est qu’elle a enflammé les esprits et les imaginations sur la toile où pullulent les articles racoleurs.

Poveglia est en fait constituée de trois îles. L’une artificielle appelée l’ottagono, l’octogone (XIVe s.), était destinée à une batterie d’artillerie assurant la défense de Venise. Les deux autres en forme de trapèze, donnent l’impression d’un éventail ouvert sur la mer.

Ce que l’on peut lire sur internet

Maudite, sanglante, fantôme et j’en passe, les adjectifs les plus sombres ne manquent pas pour qualifier cette île à propos de laquelle de macabres histoires circulent. Même les pêcheurs n’oseraient pas s’en approcher de peur de découvrir des ossements dans leurs filets. Mais pourquoi donc?

L’histoire commence pourtant plutôt bien. Autrefois, Poveglia s’appelait Popilia, l’île des peupliers, une référence probable aux peupliers qu’elle abritait ou à la Via Popilia-Annia voisine, une route construite sur commande du consul romain Publio Popilio Lenate. Au IXe siècle, deux cent familles s’installèrent sur l’île qui devint rapidement prospère grâce à la pêche et à la production de sel. La guerre de Chioggia qui opposa Venise à Gênes (fin XIVe siècle) signe la fin de sa splendeur. Sa population déclina alors considérablement. Poveglia resta néanmoins habitée et continua à bénéficier de ses anciens privilèges, comme l’exemption de taxes pour sa population.

L’apparition de la peste au XVIe siècle aurait complètement bouleversé son destin. Transformée en lazaret (établissement de mise en quarantaine), Poveglia aurait accueilli des pestiférés. Des rumeurs locales font état d’imposants bûchers installés pour brûler les corps des malades. Plus de 160’000 personnes auraient été enterrées dans de grandes fosses creusées à cette époque. On raconte également que des malades présentant de loin ou de près les symptômes de la peste étaient jetés vivants dans des fosses communes où ils succombaient dans d’horribles souffrances. La moitié du sol de Poveglia serait composée de poussières de pestiférés.

La fin de l’épidémie ne signe pas la fin du tragique destin de l’île pour autant. En 1922, Poveglia aurait repris du service en tant qu’asile psychiatrique. Selon la légende, les patients voyaient réapparaître les esprits tourmentés des victimes de la peste. Certains auraient, de plus, été torturés par le médecin-directeur qui pratiquait des lobotomies à titre expérimental. Le praticien, harcelé par des fantômes, se serait suicidé en se jetant du clocher de l’hôpital. L’île a été abandonnée à la fermeture de l’hôpital en 1968.

Aujourd’hui, Poveglia est fermée au public. Elle est devenue le terrain de jeu des chasseurs de fantômeet amateurs de surnaturel, mais aussi d’explorateurs urbains fascinés par des lieux interdits et un peu macabres, qui y pénètrent en toute illégalité. Les téméraires qui s’y aventurent racontent des apparitions mystérieuses, des bruits inquiétants et des gémissements étranges.

Et la réalité dans tout ça?

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La réalité fut sans doute bien moins effrayante, même si j’avoue qu’il est très difficile d’y voir clair dans la foison d’informations divergentes et parfois farfelues que j’ai pu lire. Il semble toutefois que toutes ces légendes sont relativement récentes et ne reposent sur aucune source crédible. Elles auraient été inventées par une émission de télévision américaine des années 2000 sur le paranormal. Selon l’historien et romancier vénitien Davide Busato, certaines îles comme Lazzaretto Vecchio ou Lazzaretto Nuovo ont effectivement accueilli des malades de la peste mais Poveglia n’aurait jamais tenu un tel rôle. Elle a uniquement servi de lieu de quarantaine pour les navires qui étaient suspectés d’avoir un équipage contaminé, ou des marchandises peuplées de rats porteurs de la peste. A la fin du XVIIe siècle, les équipages de deux navires sur lesquels la peste avait éclaté y ont été confinés. 20 personnes ont été enterrés à Poveglia. C’est la dernière fois que le cimetière de l’île a accueilli des pestiférés. On est bien loin des chiffres articulés sur le net.

Par la suite, Poveglia a continué de servir de lieu de quarantaine. Des bâtiments ont été construits pour accueillir les marins et les passagers des bateaux ainsi que des entrepôts pour stocker les marchandises. Rien n’échappait au processus de désinfection: effets personnels, documents, vêtements et les navires eux-mêmes étaient passés aux vapeurs de chlore ou de soufre. La procédure s’est révélée très efficace puisqu’elle a permis de contenir l’épidémie de choléra venue d’Orient par le commerce maritime qui a fait de nombreuses victimes dans toute l’Europe entre 1831 et 1837.

Un vieux lit et à l’arrière, dans le mur un truc étrange qui m’a beaucoup intriguée.

Au XIXe siècle, Poveglia aurait finalement été transformée en maison de repos de la santé maritime avant de devenir au XXe siècle une maison de convalescence et de repos pour les personnes âgées jusqu’à son abandon en 1968. Aucune archive écrite ne confirme qu’il y a eu un asile psychiatrique sur l’île, tout comme aucun article de presse ne mentionne de suicide de médecins à Poveglia.

« Poveglia pour tous » – la bataille citoyenne

Pour réduire l’endettement du pays, l’État italien qui a mis en place une politique de vente de son patrimoine a décidé en 2014 de se séparer de Poveglia. Malgré son histoire macabre, l’île reste néanmoins dans le coeur des Vénitiens qui n’ont pas du tout envie que le site héberge un nouvel hôtel de luxe, tant ces établissements sont nombreux dans la lagune. Regroupés en association « Poveglia per tutti », des habitants de Venise (et d’ailleurs) se sont cotisés pour la racheter, mais la vente leur a passé sous le nez. Elle n’a en fait jamais eu lieu, la somme la plus élevée, proposée par un riche homme d’affaires, ayant été jugée insuffisante. L’île est donc toujours en vente. A ce jour, la mobilisation citoyenne ne faiblit toutefois pas. « Poveglia per tutti » vient de déposer tout récemment (début février 2023) auprès des autorités compétentes une nouvelle proposition pour gérer l’île démocratiquement à des fins publiques et de manière éco-responsable.

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Mon expérience sur cette île

A ce stade, vous vous demandez certainement ce qui m’a pris d’aller sur cette île interdite et comment j’ai fait pour y avoir accès.

En réalité, je ne m’attendais pas du tout à une telle expédition. C’est à l’occasion d’un stage photo dans la Sérénissime que le groupe dont je faisais partie a obtenu l’autorisation de la municipalité de Venise de la visiter. J’en ai été ravie bien évidemment, ce n’est pas tous les jours qu’une telle occasion se présente.

Nous avons embarqué à bord d’un petit bateau taxi qui nous a déposé le long du canal de Poveglia à proximité d’un pont en mauvais état. A partir de ce moment-là, nous avions juste deux heures devant nous pour explorer le site.

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L’île est envahie de végétation. Arbres et ronces en pagaille n’en facilitent pas l’accès. Des travaux de restauration semblent avoir été engagés, comme en attestent des échafaudages notamment autour du campanile, mais selon ce que j’ai pu lire, Silvio Berlusconi n’aurait jamais débloqué les budgets pour les réaliser. Certains prétendent toutefois que ces échafaudages ont été posés pour éviter que les édifices s’écroulent…. Les berges auraient par contre été récemment consolidées pour 2 millions d’€uros. Les bâtiments sont vraiment délabrés et lors de notre visite, nous nous sommes cantonnés au rez-de-chaussée. Il aurait été beaucoup trop risqué de monter dans les étages vu la vétusté des constructions et de toute façon, les escaliers étaient éventrés.

Au risque de vous décevoir, je vous le dis d’emblée, je n’ai pas vu de fantôme, ni remarqué de phénomène paranormal. Ceci dit, nous étions un groupe de 7 photographes et avons visité l’île de jour. Les oiseaux chantaient et la météo était relativement clémente. Je pense que ma perception aurait été toute différente si je m’y étais retrouvée seule sous la pluie, dans le brouillard ou pire dans l’obscurité. L’atmosphère était tout de même étrange comme c’est souvent le cas dans des bâtiments en ruine mangés par la végétation. Le mobilier rouillé, défoncé gisant partout et les tags ajoutaient encore une touche lugubre à l’ensemble. Et j’avoue que dans un lieu abandonné à la réputation aussi sinistre que cette île, je n’ai pu m’empêcher de gamberger. A quoi ressemblait ce lieu lorsqu’il résonnait encore de vie? Que s’est-il passé le jour où le dernier résident a mis la clé sous le paillasson en laissant tout en l’état? A quoi servait tout ce bazar rouillé qui traîne encore ici?

Dans l’un des bâtiments, j’ai été tout particulièrement interpellée par des grands cylindres métalliques d’environ deux mètres de long et un mètre de diamètre partiellement tapissés de tubes. Ils s’enfonçaient dans le mur et se fermaient par un solide couvercle métallique lui-aussi. Comme personne ne pouvait me renseigner, j’ai commencé à imaginer un peu tout et n’importe quoi. Ce n’est qu’en préparant ce billet et après avoir fouillé le net que j’ai fini par découvrir qu’il s’agissait tout bêtement de machines à laver. Nous nous trouvions dans la buanderie. Est-ce que comme moi vous avez aussi pensé à des sortes de fours crématoires ? (je vous l’ai dit, j’ai gambergé…)

Alors, hantée ou pas cette île?

Je n’ai bien évidemment pas la réponse mais si son histoire réelle ou supposée fait frissonner, les vénitiens ne semblent pas porter grand crédit à toutes ces fables. Nombre d’entre eux se rendent souvent (et illégalement) en famille sur Poveglia pour fuir la foule de Venise le temps d’un pique-nique. Quant aux pêcheurs qui soit disant éviteraient les alentours de l’île, ils font sécher leurs filets sur ses berges, preuve qu’ils ne sont pas si effrayés que ce que l’on prétend.

Pour conclure sur une touche un peu plus légère, j’ai déniché une petite anecdote amusante lors de mes recherches. En 1828, Poveglia a servi de lieu de quarantaine à un hôte de marque très spécial, une girafe 🦒, cadeau du vice-roi d’Egypte à l’empereur d’Autriche François I. Avant de poursuivre son voyage pour Vienne, l’animal a suscité un énorme engouement des Vénitiens qui furent très nombreux à se déplacer sur l’île pour l’admirer.

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8 Responses to “Poveglia, l’île de tous les fantasmes”

  1. Félicitations, Christine, pour ce magnifique reportage, qui booste l’imagination. Personnellement, j’ai beaucoup aimé les photos en noir/blanc, qui accentuent le mystère entourant ces vestiges. Après avoir pensé à Rembrandt et Soulages, j’ai navigué entre l’éternel chantier des humains et leur (res)sentiment de finitude. Rides, vieillesse, abandon ne sont-ils pas, parfois, le pendant du délabrement, de la décrépitude?
    Si je devais résumer mon sentiment en quelques mots, je dirais « Beauté du moche »…

    • Christine dit :

      Merci Michel, c’est toujours un grand plaisir de prendre connaissance de ton ressenti:-)! Le noir et blanc était mon choix premier pour le shooting sur cette île. Effectivement, il retranscrit à mon sens beaucoup mieux le sentiment qui était le mien dans cet étrange endroit. Les photos en couleur ont une valeur beaucoup plus documentaire. A bientôt pour d’autres aventures

  2. Déborah dit :

    Je me suis prêtée au jeu des photos défilées. Mon sentiment est partagé entre admiration et nostalgie d’un temps passé où j’imagine une île luxuriante ainsi que florissante tant économiquement que naturellement et angoisse en me représentant un lieu désormais lugubre et peu avenant en élucubrant des scènes de films à suspens, si ce n’est pour dire d’horreur. J’ai toutefois beaucoup aimé ton récit et les diverses théories sur cette île. Mon résumé serait « fantasme, fantaisie ou réalité ? »

    Bravo pour ce très bon sujet =)

    • Christine dit :

      C’est vrai que cet endroit peut donner lieu à des sentiments mélangés. Si l’on fait totalement abstraction de l’histoire et des légendes qui circulent à son sujet, l’endroit peut être absolument idyllique. Je comprends très bien les Vénitiens qui tentent d’en faire un havre de paix écolo loin de l’agitation de la Sérénissime. Merci d’avoir pris la peine de laisser un commentaire, je suis vraiment contente que le sujet t’ait intéressée Déb:-)

  3. Annie dit :

    Ben, comme Deborah, j’ai un peu eu l’impression de me retrouver dans un film d’horreur, ou un livre de Stephen King. C’est un décor parfait pour ça… Tu as su accentuer ce sentiment avec tes photos. Bravo pour ton côté artistique inépuisable et merci pour ce reportage très intéressant.

    • Christine dit :

      Etrange c’est vrai mais tellement photogénique. Je ne pensais pas avoir autant de plaisir à photographier dans un tel endroit mais l’appétit vient en mangeant et maintenant j’ai bien envie de rééditer l’expérience dans d’autres lieux. Et rechercher les histoires qui se cachent derrière toute cette décrépitude m’amuse tout autant. Merci Annie d’être passée par ici et à bientôt.

  4. Je ne connaissais pas du tout cette île ! Je ne savais d’ailleurs pas qu’il y avait autant d’îles dans ce secteur. Les photos en début d’article en noir et blanc m’ont fait penser à l’ambiance dans le film Shutter Island et en lisant la suite du billet avec ces fausses histoires d’hôpital psychiatrique, je n’en étais pas loin lol ! 😀

    • Christine dit :

      Mais bien sûr, Shutter Island m’est aussi venu à l’esprit 🙂 Venise est encore pleine de surprises si l’on s’écarte un peu du Grand canal, il y a de quoi raconter tant d’histoires. Je ne m’en lasse pas. Bonne semaine Anne.

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